vendredi 24 décembre 2010

LA NOËL DE LEBOEUF EN 1889


Ça se passait la veille de la Noël de dix huit cent quatre-vingt-neuf, quelque part dans le bas du rang des vieilles filles allongées, entre le rang des grands brûlés et le rang St-Joseph.

Leboeuf, c'était un mécréant, comme de raison, et il ne voulait pas aller à la messe de minuit parce que c'était un gars d'même, un gars qui se moquait du Bon Dieu et qui buvait pas mal en plus.


Ça fait que la Noël arrive. Leboeuf, bien à son affaire, gras dur, prospère sur sa terre de trente arpents, liseur de journaux de Montréal et de gazettes des Vieux Pays, libre-penseur comme il dit pour ne pas dire qu'il était rien qu'un saoulon, Leboeuf, eh bien il avait déjà commencé à y aller pas mal fort sur sa bouteille de gin.


-Hostie que ça fait du ben! qu'il disait la veille de Noël, imaginez-vous don', en buvant du fort. Tabarnak que ça s'prend ben du gin à 'a veille d'la Nouëlle! Pis calice de christ qu'i' s'attendent pas à c'que j'aille me pointer e'l'nez à leu' sacrement d'messe de minuit! Dieu pis Santa Claus qui vient porter des jouets aux enfants, ça fait longtemps qu'j'ai compris qu'c'est des fables calice!


Leboeuf blasphémait, sacrait et buvait comme un animal. Et pendant ce temps, tous les bons chrétiens de Saint-Isidore-des-Lamentations s'en allaient à la bonne vieille messe de minuit pour réciter leurs patenostres et autres fariboles sur des airs d'orgues des temps apocalyptiques. Les anges étaient dans les campagnes. C'était les Grenon qui avaient été retenus pour personnifier toute la bande rassemblée dans la crèche: Marie, Jésus, Joseph et tous les ânes. Hosannah au plus haut des cieux!


Évidemment, Leboeuf était le sujet de conversation de toute la paroisse. Leboeuf ne viendrait pas à la messe de minuit!!!


Pauvre madame Leboeuf! Une femme si pieuse... qui avait enfanté d'un tel impie, trop intelligent, toujours en train de lire à se rendre fou et à se renseigner sur tout, un spécimen d'incrédulité, de scepticisme et d'athéisme déguisé en paganisme!


Et pauvre monsieur Leboeuf! Travaillant comme dix. Jamais un mot plus haut que l'autre. Toujours prêt à réparer le toit du presbytère pour trois fois rien! Et un tel fils... Riche, oui, mais si traître envers Dieu et notre Sainte Mère l'Église!


Oui, le malheur avait frappé la famille Leboeuf. Il avait fallu que ce soit ces bons catholiques romains qui écopent d'un fils tenté par tous les diables qui sacrait comme un déchaîné et disait même que Dieu n'existait pas!


-C'est dans vos têtes hostie! Vous êtes mêlés! qu'il leur disait à tous, tout le temps, n'importe où.


Mais cette veille de la Noël de dix huit cent quatre-vingt-neuf, alors que résonnaient les douze coups de minuits du clocher de la paroisse de Saint-Isidore-des-Lamentations, voilà que se fit entendre de grands coups de cannes à pommeau d'or sur la porte de la demeure du fils mécréant des Leboeuf.


Et vous savez qui c'était, n'est-ce pas? Le Diable lui-même, tiré à quatre épingles comme c'est devenu son habitude. Il s'était parfumé à l'eau de Cologne, le sagouin, et parlait avec un léger accent parisien tout à fait insupportable.


-Monsieur Leboeuf! hurla le Diable. Je suis le Diable! Ouvrez la porte je vous en prie! Je viens vous faire signer un contrat!


Il voulait lui acheter sa terre, le tabarnak. La terre de Leboeuf. À minuit pile, le jour de Noël. On a beau être athée qu'il y a des choses qui ne se font pas.


Leboeuf lui ouvrit la porte et, tout nu sous sa chemise de nuit tachée de vin rouge, il se mit à l'insulter vertement.


-Que tu soyes le Diable ou son beau-frère veux-tu ben m'calisser 'a paix tabarnak? E'j'vendrai pas ma terre hier ou après-demain, pis encore moins à minuit pile e'l'jour d'la Noël! Calice ton camp d'icitte! Crisse-moé la paix!


Le Diable, dépité, rebroussa chemin vers une autre maison où il semblait y avoir plus de gens et plus de lumière aussi. Cette nuit-là, un vieux mourut d'un infarctus dans cette maison et c'est sûrement parce que le Diable y joua quelques airs de violon de son cru, dont sa célèbre gigue du pied cornu.


Pour le reste, Leboeuf s'en tira bien cette fois-ci, comme les années précédentes, comme quoi la chance sourit parfois aux ivrognes en dépit de tous les bons enseignements du catéchisme.


Que voulez-vous! Notre royaume n'est pas toujours de ce monde...

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